Premiers client de la journée [Alex]

Hey la sœur ! Arrête ça tout de suite, je ne suis pas une poupée. Pour la 1101e fois, je répète le même geste peu élégant, celui de me pencher brusquement sur la droite pour évite ta main qui essaie de me recoiffer, ou juste de m'ennuyer. Je crois que c'est la deuxième option… Mes cheveux sont déjà bien coiffés ce matin. Enfin, de mon avis à moi. Un peu ébouriffés comme d'habitude, mais rien de trop. Faut dire : le père est derrière. Sortir en sa compagnie signifie avoir l'air de quelqu'un de bien. J'ai du zapper les fringues habituelles et opter pour un simple pantalon noir et une chemise blanche. Je déteste les déjeuners avec lui. Le pire, c'est que ce n'est pas un déjeuner de notre famille. Non ! Trop simple. Pas le temps. Il faut une bonne raison pour sortir en famille. Et aujourd'hui, c'est parce qu'il a un déjeuner familial avec un client. Chacun amène sa famille, et tout se fait – ou doit se faire - dans la joie et l'harmonie.

Le père nous fait entrer dans un petit établissement. Ce n'est pas lui qui a choisi l'endroit, car si ça avait été le cas, il aurait pris un truc plus pompeux, genre le resto d'un grand hôtel cinq étoiles, ou LE restaurant en ville. Mais non. Un petit café, minuscule, intime. Je suis surpris, sincèrement, mais bon. Je n'ai jamais mis les pieds ici, je ne savais même pas que cet endroit existait. Faut dire que ça ne fait que quelques mois qu'on est ici, et ma fréquentation se limite aux boutiques du mail. En dehors de ça, c'est plutôt les raves… et les clubs. Je souris à une jeune femme qui nous salue en entrant. Elle a l'air sympa. Si ça devient trop barbant, je m'éclipserai discrètement vers elle.

Le client n'est pas encore arrivé, alors papa choisit la table. Loin de la fenêtre, parce qu'il sait que je suis facilement distrait. Pas près d'une famille, pour les enfants qui attireraient mon attention. Et pas près d'une prise de courant, mais ça c'est depuis que je suis tout petit, parce qu'une fois, une seule, j'ai planté une fourchette dans un de ces machins. Comme si j'étais assez bête pour le refaire. Je soupire. La porte de l'entrée s'ouvre, et une dame entre avec sa petite marmaille derrière elle. Un gosse de sept ans, et une fille de douze. Mon regard s'attarde sur le gamin, qui me sourit à pleines dents en me regardant et en venant s'asseoir à côté de moi. Bon, ben il y aura ça de positif au repas que je vais pouvoir rigoler avec quelqu'un qui a l'équivalent de mon quotient intellectuel.

Les deux adultes discutent. Ma sœur discute avec l'autre fille. Je n'écoute pas, mais elles doivent parler mode et chiffons. Je n'ai pas de préjugés sur la plus jeune, mais je sais que ma sœur ne parle que de ça. Et le gosse et moi, on parle de musique, de jeux vidéos et de voitures. Perso, moi je m'amuse bien avec lui, jusqu'à ce que le père me fasse signe, sourcils froncés, de parler moins fort, et d'y mettre un peu plus de sérieux. Hey ! C'est censé être une ambiance amicale et harmonieuse, c'est lui-même qui l'a dit. Je pousse un soupire, puis remarque une silhouette à côté de la table, à côté de moi et du gamin. Je lève les yeux, c'est la dame de tout à l'heure qui vient probablement prendre nos commandes.

-B'jour, je dis pour être poli.

Je lui demanderais bien comment elle va, mais le père m'en empêche, se dépêchant d'être bourru et de lui lancer à la tête qu'il était temps qu'elle arrive. Pauvre fille… Elle manquera pas de distractions avec nous aujourd'hui.

Le repas s'annonce d'un ennui incroyable. Je déteste les déjeuners d'affaire de mon père et le gamin avec lequel je discutais a tôt fait de me lasser. Disons que son dialogue n'est pas très riche de sujets intéressants. Je pose mon menton au creux de ma main, las. Une petite musique emplit tout à coup l'air, et je ferme les yeux pour me laisser bercer par elle, bien qu'entre les notes, je saisis malgré moi quelques bribes de conversations qui n'ont rien de bien palpitant. Des chiffres d'affaire de compagnies diverses dont je n'arrive pas à retenir les noms, des prix de vêtements à la mode, et le petit en face de moi qui essaie de regagner mon attention en parlant de la dernière auto de course miniature que sa mère lui a achetée.

Ce gosse me fait penser à ma sœur. Fier d'exhiber sa richesse, de se payer des amis à l'aide de celle-ci. Tout le contraire de moi, qui essaie même parfois de cacher que je suis le fils du super monsieur qui a inventé les supers ordinateurs qui sont au top du marché. Je soupire à nouveau – pour la énième fois depuis que je suis sorti de la maison ce matin – et je marmonne une prière inutile pour moi-même. Seigneur, sortez-moi de ce trou…

La serveuse souriante – et malchanceuse d'être tombée sur nous – revient avec nos breuvages. Au moins, cette fois, mon père a la décence de lui dire merci pour le service. Je peux quand même parier qu'il ne laissera pas de pourboire. C'est tout à fait son genre. La moindre faille – comme le léger retard de tout à l'heure pour prendre les commandes – et il crie à la perte d'argent inutile. La serveuse repart. Et peu de temps après, je me lève moi-même, prétextant une soudaine envie de pisser.

En fait, mon intention est plutôt de me trouver autre chose à faire, comme d'aller me poster au comptoir pour discuter avec la serveuse. Sauf qu'elle n'est pas là quand j'y arrive. Je tourne le coin. Pourquoi ne pas aller aux toilettes, tant qu'à être debout ? Mais comme je pousse la porte pour y aller, il y a la petite blonde qui ressort par une autre porte à côté de moi. Le local des employés quoi. Je me retourne, l'arrête en lui touchant le bras.

-Excuse me, j'voulais vous donner ça.

Je prends sa main et y dépose un billet de vingt avant de refermer ses doigts dessus.

-In there, il y a le pourboire que mon père ne vous donnera pas, et des excuses pour la façon dont il va vous traiter tout au long du repas.

Je connais mon père. Il est odieux avec la classe ouvrière. La preuve : j'en fais partie et il est odieux avec moi, quoiqu'il l'était aussi avant.

La fille me dit que ça ne vaut pas la peine que je lui donne de l'argent, mais si elle avait tenté de me le rendre, je le lui aurais enfoncé dans la bouche pour qu'elle le garde. Elle n'a vu que le début. Mon père est capable d'être beaucoup plus désagréable qu'il l'a déjà été avec elle. Elle ne sait pas à quel point elle est tombée sur de mauvais clients. Sauf moi. Moi je suis poli et je paie bien. Mon père est riche, ingrat, et paie le minimum sauf quand c'est pour épater la galerie ou acheter l'affection de quelqu'un. C'est pour cette dernière raison que j'ai plein d'argent à jeter par les fenêtres dans mes affaires, ainsi qu'une carte en or qui n'est pas à moi mais que j'utilise souvent.

La jeune serveuse me délaisse un moment pour aller s'occuper d'un vieil homme. Pendant un moment, je me prends à croire que cet emploi a l'air sympa, en oubliant la table où trône mon père. Je pourrais laisser tomber le X2o et venir ici… nah. C'est vrai que je serais loin de Desmond, mais je l'aime ce boulot. Je ne lui accorderai pas le mérite de m'avoir fait fuir d'un boulot que j'aime, oh ça non. Ce serait lui accorder trop d'importance. Beaucoup plus qu'il n'en mérite de ma part. La fille revient, retourne derrière son comptoir et sourit. Elle n'a pas l'air trop occupée. Je pourrais peut-être squatter ce comptoir.

-C’est quoi ton prénom ? T'as pas l’air de t’éclater ici. Je peux te tutoyer au moins ? Ah heu oui moi c’est Yui et comme tu le vois, je suis serveuse au Zen Cafe, je commence à croire qu’il ne porte pas bien son nom.

Je ris, amusé par ce flot de paroles, puis je laisse filer un petit moment de silence quand elle se met à son tour à rire toute seule. J'aime les gens de ce genre, qui n'ont pas nécessairement besoin d'une source extérieure pour se faire plaisir. Je suis moi-même du genre à éclater de rire au beau milieu d'une rue bondée, mais seul, parce que j'ai pensé à un truc marrant. À ce moment, les gens me prennent à coup sûr pour un fou, mais qu'est-ce que j'en ai à faire si moi je m'amuse ?

-I'm Alex, et t'as un real good sens de l'observation. T'as raison, c'est nul ici. Ben … pas l'endroit. I mean the situation avec les tarées.

Je fais un signe de tête en direction de notre table, puis souris quand elle me dit son nom. C'est adorable. Je ne sais pas si je vais le prononcer correctement, mais ce nom me fait penser à celui d'une poupée de ma sœur quand elle était plus jeune : quand elle pouvait encore être qualifiée d'humaine et d'adorable. Maintenant on peut plus la qualifier de… de je ne sais pas quoi en fait. Tout ce qui me vient en tête est un peu trop vulgaire et méchant. C'est ma sœur après tout.

-Je suis persuadé que ce café est bien plus calme quand l'père's not there. C'est un véritable emmerdeur.

-De qui tu parles Alexis ? gronde sa voix derrière mon dos.

Je me crispe, me fais tout petit. Je ne sais pas trop quoi répondre. Je n'ai pas envie de le mettre en colère ici et maintenant, pour qu'il ne me fiche pas la honte devant une nouvelle personne.

La fille me paraît de plus en plus gentille, essayant de parler le franglais à ma manière. Bien sûr ce n'est pas tout à fait au point : elle mélange trop les deux types de syntaxe. Mais elle ne doit pas avoir mélangé les langues dès son enfance, comme moi qui ai du en apprendre trois, presque en même temps. Gaélique et anglais dès le départ – langue maternelle et langue des affaires du père – et le français vers mes cinq ans, quand nous sommes allés vivre quelques années à Québec.

Toutefois, ces pensées sur les langages n'ont pas assez d'importance réelle pour me faire oublier la conversation qui a lieu juste sous mon nez. Cette fille s'est imposée d'elle-même comme un bouclier entre mon père et moi. Je ne lui ai pourtant rien demandé – et je n'aurais même jamais pensé à oser le faire – et elle l'a fait. Je la regarde, les yeux grands, et aussi ronds que des billes… de grosses billes. J'ai toujours détesté que mon père rencontre des humains normaux en ma présence, surtout des humains avec qui je tente de sympathiser. Il me fait honte à un point tel que ce n'est même pas imaginable. Il est intolérant envers tout. Il n'aime pas les pauvres, ce qui est banal, ni les autres riches. Il n'aime pas ce qui est différent de lui de quelque manière : raciste, homophobe, xénophobe… Il n'a aucun respect pour la classe ouvrière, ni pour les femmes. Bref, c'est un connard misogyne de naissance : pas besoin de s'attarder plus sur le sujet.

Je roule des yeux, puis je remarque que j'ai reculé pendant leur conversation : mon dos vient de rencontrer le rebord du comptoir à la clientèle. Je déteste cet homme, et je me demande comment ma mère a pu un jour l'aimer assez pour l'épouser et lui faire deux enfants. Certes, il est bel homme, riche, et à ce que j'entends, plutôt bon au lit – je ne veux pas le savoir – mais il me semble, à moi, que son mauvais caractère pèse plus que le reste sur la balance.

Quand il repart vers la table, je me dis que j'aurais payé cher pour éviter d'entendre ses paroles à mon adresse. Cela n'annonce rien de bon pour moi : peut-être, au mieux, un simple échange de mots brutaux et de coups de poing sur la tronche. Quand la jeune fille revient de lui servir son café, elle m'offre à boire. Je n'hésite pas une seconde avant d'accepter. Mais comme je n'aime pas le café …

-Juste un verre d'eau, a big one, avec beaucoup de glace…

J'Ai besoin de me rafraichir un peu. Je secoue le col de mon t-shirt. J'aurais aimé éviter ce petit incident à la jeune dame. Je regarde à la table, ne voyant que la tête de mon père dépasser des autres, mais je vois son front qui est plissé, et je devine qu'il regarde dans ma direction, lui aussi. J'aimerais être ailleurs, en train de danser. Je pense aux deux billets qui sont dans ma poche pour le rave de ce soir, au centre-ville. Deux billets, parce que la personne avec qui je devais y aller m'a laissé tomber à la dernière minute. Oh mais … Je peux faire d'une pierre deux coups : me faire pardonner pour cette scène terrible avec mon père, et me trouver quelqu'un pour la soirée. Je sors les billets de ma poche, les regarde un moment.

-Si tu aimes la techno music, et que tu termines pas trop tard ce soir, ça te dirait de m'accompagner ?

J'observe son collègue et leur petit discussion lorsqu'il se présente. Au premier instant, j'ai cru qu'il la grondait et qu'elle aurait des ennuis à cause de moi. Puis, j'ai bien vu, en notant la réponse de Yui, son ton de voix et tout le reste, que le garçon ne faisait que l'agacer un peu. Je soupire, replonge dans mon verre d'eau et relève la tête, ravi, lorsqu'elle me dit qu'elle serait partante pour sortir ce soir.

-Fine, je n'avais vraiment pas envie d'y aller seul.

Elle termine son café, et moi je termine mon eau. Quand elle fait la vaisselle, une partie de moi s'offusque que je ne me sois pas encore levé pour l'aider dans cette tâche. En fait, c'est plus la petite voix du père dans ma tête qui s'offusque, parce qu'à la maison, c'est toujours moi qui me ramasse la tâche de la vaisselle, jamais Gabi. C'est le père qui lave – c'est ce qu'il dit mais il lâche toujours en plein milieu – et moi j'essuie, terminant aussi la job de lavage.

La fille revient de l'autre côté du comptoir, devant moi. Appuyée là, elle me fixe dans les yeux, comme un peu dans la lune. Juste comme je viens pour lui faire un signe et vérifier si vraiment elle est dans la lune, ses yeux quittent les miens et vont quelque part derrière moi. Et à la manière dont elle les détourne brusquement à nouveau, je devine qu'elle a croisé le regard du bon papa aimant et cajolant. Je tourne sur mon banc jusqu'à lui faire face. Nous nous affrontons du regard quelques instants, lui essayant de me faire comprendre qu'il espérait ma présence à la table pour son repas d'affaires, et moi essayant de lui faire comprendre qu'il ne peut pas me forcer à y retourner, même en essayant d'intimider la serveuse.

-Ça se passe où et vers quelle heure ? me demande-t-elle.

Je reviens vers elle, souriant. Je suis vraiment content qu'elle vienne avec moi. Sérieusement, je ne me voyais pas aller danser en solitaire. Bon, c'est sûr qu'une fois dans la marée humaine qu'il y a là-bas, on est bien rapidement accompagné, mais y aller avec quelqu'un qu'on connaît, c'est bien aussi, bien mieux même.

-C'est à l'old factory de poupées. La place a été toute arrangée pour ça. Ça commence à sept heures, et ça se termine à l'autre sept heures.

Pour moi, c'est évident que j'arrive au début, et que je ne repars pas avant la fin. Je suis un maniaque, un amateur de ce genre de petites fêtes. C'est dans ce genre d'endroit que je me sens vivant, que j'ai l'impression de pouvoir faire ce que je veux, au moment où je le veux.

-Tu termines à quelle heure ton travail ? If it's not too late, on pourra aller manger un morceau avant.

[Excuse-moi pour ce post merdique et court. Tu pourras commencer l'autre topic à l'usine et me prévenir quand ce sera fait ? T'auras qu'à dire qu'Alexis est passé te chercher, que vous avez blablaté un peu et que vous êtes dans un petit resto ou j'sais pas. ]

Six heures et demie … Ça nous donne presque le temps de manger avant de se rendre. Bah, au pire, on sera là quelques minutes en retard. Ce n'est pas trop grave. Ça nous fera moins de temps à faire la queue devant l'édifice. Ce genre de soirée est toujours achalandé et attendre en ligne, ce n'est pas mon moment préféré dans tout ça. Le moment que je préfère, c'est celui où je danse jusqu'à l'épuisement, celui où la musique emplit mes oreilles presque jusqu'à les faire exploser. C'est ça que j'aime dans ces soirées : je peux être exactement ce que j'ai envie d'être.

Yui me laisse un petit papier sur lequel elle inscrit ce numéro de téléphone. Ça faisait un moment qu'aucune fille ne me l'avait laissé, je commençais à m'inquiéter. Je souris, amusé par cette pensée macho. C'est plutôt mon père qui se demandait si je faisais encore des efforts pour séduire les jeunes femmes. Quel imbécile.

-Je crois qu'on va devoir se quitter. S'il y a un problème, appelle-moi sur ce numéro.

-No prob, je dis en souriant.

Puis mon sourire s'efface soudainement quand la grosse patte de mon père se pose sur mon épaule. Je soupire, salue gentiment Yui en lui disant que je passe la prendre sans faute après son boulot et nous quittons le petit café. Une fois dans la voiture avec mon père et ma sœur, ce premier me regarde par le rétroviseur, l'air mécontent.

-Heureusement que Gabi a été plus sociable que toi. Elle a occupé les deux enfants à elle seule pour que je puisse converser correctement avec cette femme. Un vrai requin des affaires. Mais on l'a eue, hein Gab ?

Ma sœur glousse, toujours heureuse que mon père soit fier d'elle. Je ne vois vraiment pas quel genre de fierté un peu retirer de cela. Moi j'ai honte quand il me félicite, honte quand il me parle, honte d'être son enfant.

listening to The Rasmus - Night After Night