Deux solitaires [Nath]

Je ne sais pas exactement ce qui m’a poussé à entrer dans ce petit restaurant. Oh, il est très chaleureux, l’ambiance y est très appréciable et la clientèle y est, dit-on, très agréable. Seulement, normalement, mes moyens - élevés grâce à mon salaire de chirurgien - me poussent d’ordinaire à aller m’asseoir dans les endroits les plus réputés, aux menus variés et aux prix inutilement gonflés. Oui, habituellement, c’est dans un chic restaurant des plus beaux quartiers que je viens m’installer, seul à ma table. Eh oui, je fais partie de ces étranges spécimens qui sortent en solitaire. Voyez-vous, même si j’aime la femme et la séduction de cette dernière, je ne peux qu’apprécier un peu de solitude. Et puis, quand je sors seul, habituellement, j’ai toujours la chance de tomber sur une jolie jeune femme en quête d’amour pour l’espace de quelques nuits. Et normalement, ce n’est pas dans un petit resto comme le Thaï Butterfly que je vais rencontrer une jeune héritière en besoin d’aventure. Ici, je le constate en m’installant devant une table, je trouve plutôt des couples déjà formés, des familles... Qu’avais-je en tête ? Les menus abordables sont la proie des familles, pas des célibataires.

Mais après tout ça ne me dérange pas. J’ai entendu dire que la nourriture de cet endroit était à en tomber par terre et, étant un très grand fan de tout ce qui touche à la cuisine asiatique, je ne peux pas me plaindre d’être dans un endroit comme celui-ci. Seulement, je vais me sentir bien seul, puisque je suis le seul tout seul. Je souris à la serveuse qui vient me demander ce que je veux. Les employées sont même trop jeunes pour que je me permette de leur envoyer des clins d’œil. Je lui fais un sourire chaleureux, lui demande le plat du jour. Elle me rend mon sourire avec quelques battements de cils en plus. Trop jeune pour moi, certes ... Mais les femmes semblent croire qu’un homme n’est jamais trop vieux pour elles. Je soupire : des fois je me dis que ce serait bien que les deux sexes soient sur la même longueur d’ondes. Quand la serveuse revient, armée d’un verre d’eau qu’elle a pensé à m’emmener par politesse - nouveaux battements de cils - elle reste un peu plus longtemps que le voudrait sans doute son patron, discutant de la pluie et du beau temps. Il faut qu’un autre client la hèle pour qu’elle se décide enfin à bouger. Elle est craquante, c’est vrai. Pas trop grande, pas trop petite, mignonne, avec une petite bouche en cœur, des pommettes rosées, des yeux vifs... Trop jeune quand même.

Je ne lui ai même pas demandé ce qu’était le plat du jour. Bah, je ne doute pas que ce soit bon. J’aime tout ce qui se mange, tout ce qui peut être porté aux lèvres et savouré à son rythme, à son envie. Je ferme les yeux, plisse légèrement le nez. Non Christian, il est hors de question qu’il te vienne des pensées obscènes à propos de cette fille qui serait assez jeune pour être trois fois ta fille. Quand j’ouvre les yeux, je sursaute brusquement, voyant que quelqu’un possédant un visage très connu s’est installé juste devant moi. Mes joues s’empourprent involontairement. Probablement parce qu’on me surprend à penser au galbe charmant des jambes d’une adolescente. Mauvais, mauvais docteur !

-Nathanielle ? Quelle surprise de vous voir ici !

-C’est moi qui suis surprise, dit-elle en rougissant à son tour. Je viens manger ici au moins une fois par semaine et je ne vous y ai jamais vu.

-C’est ma première fois, je dis avec un clin d’oeil.

Elle me sourit derrière ses pommettes rouges comme un feu de circulation. L’un des premiers sourires qu’elle m’adresse depuis notre séjour en montagne. Je suis heureux que les choses se soient replacées entre elle et moi. Nous nous échangeons quelques politesses, puis elle se lève brusquement, affolée, ne cessant de s’excuser. Je l’arrête. De quoi s’excuse-t-elle ?

-Eh bien... Je me suis assise là, comme ça, sans demander. Vous devez attendre une jeune femme.

Je ris un peu, l’assure que je n’attendais personne et lui indique le siège du menton. Vraiment, elle ne me dérange pas.

listening to Queen - Radio Ga Ga

Quelle agréable surprise. Vraiment, de le rencontrer ici même, dans ce restaurant auquel je vais depuis ma toute jeune enfance. Je m’étonne même qu’il y soit. À dire vrai, je m’étais forgé une image de cet homme dans un chic restaurant réputé pour ces plats gastronomiques à couper le souffle en compagnie d’une charmante damoiselle. Je rougis un peu. Il est vrai que c’est d’autant plus impressionnant de le retrouver seul à cette table, c’est un peu le genre d’homme qui, croisant une femme éblouissante dans la rue, l’invite immédiatement à un souper romantique pendant lequel il adopte le comportement séduisant d’un gentleman.

-Je ne veux pas vous insulter, mais vous ne semblez pas ce genre de personne que l’on voit dans un endroit pareil, je bafouille en rougissant. Je veux dire que…

Christian éclate de rire et m’assure, encore une fois, que je ne l’offusque pas d’avoir une telle opinion de lui. Il concède, avec un doux sourire et après une gorgée de vin épicée, qu’effectivement il apparait le plus souvent dans des restaurants luxueux et coûteux. Probablement pour épater ses compagnes, je conclus pour moi-même. Mes joues rosirent légèrement, je secoue vivement ma tête comme si, de cette façon, mes pensées allaient s’évaporer ou se disperser dans mon esprit. Par contre, pour le moment, il est seul, partageant sa soirée avec moi, sa stagiaire. Peut-être que cela prendra une tournure intéressante et amusante, qui sait. Peut-être aurions-nous des passionnantes conversations à propos…je ne sais pas…de mon stage, de ma vie, de la sienne, de ses ambitions de les miennes, de ses rêves de les miens. Je ne sais pas. Je dois avouer que tout ça m’intrigue et m’excite. Mais pas le terme exciter pour exprimer…une certaine stimulation au niveau de … euh… là…en dessous.

Christian sera-t-il mon tout premier ? Mes yeux s’écarquillent brusquement à cette question perverse et je m’étouffe avec l’eau que j’étais en train d’avaler. Christian s’empresse alors de venir à mon aide, mais je lui fais un signe de la main de rester sur sa chaise.

-Vous êtes sûre que vous allez bien ? s’enquit le docteur, inquiet.

-Je…Oui … Très bien … J’ai eu une pensée plutôt … absurde.

-De quelle nature, si je puis me permettre?

Je m’empourpre. Christian, mon premier ? Absurde, stupide, idiot. Il ne remarque pas qu’il a acquis mon cœur sans le moindre effort ? Que je soupire près de lui, que je souffre quand je le vois dans les bras d’une autre femme ? Les sentiments que je sens s’amplifier dans ma poitrine me sont douloureux et étrangers. Trop étrangers. Ma sœur prétend que c’est de l’amour. Alors je dis que l’amour, c’est un sentiment bien trop fort et cruel pour exister. Après tout, c’est sans doute une amourette de passage, dans quelques semaines, je n’y penserai plus. C’est ce que j’espère du moins.

-Je…oh…

Dis quelque chose Nany…Il va se faire des idées. Vite…vite…dis quelque chose !

-Je me demandais si vous seriez mon tout premier.

Blanc…ATROCE !! Qu’est-ce que je viens de dire…Je ne rougis pas. Je suis littéralement livide et tremblante de terreur. Et puis, il y a l’autre imbécile – oh dieu j’ai insulté le docteur Cabrol ! Vilain Nany, vilaine ! – qui sourit et qui m’interroge sur «le tout premier de quoi ». Il doit faire exprès…Impossible qu’il ne se doute pas de la véritable nature de la question…

-Euuuuh…Tout premier…Tout premier médecin à me montrer…les chirurgies…pour le…le cœur ! Voilà…Pour le cœur…J’ignore jusqu’à quel stade je vais rester auprès de vous durant mon stage et comme vous êtes compétent, j’avais dans l’espoir que vous seriez comme un mentor pour moi.

J'avoue que cette phrase m'a laissé perplexe pendant un bon dix secondes, jusqu'à ce qu'elle se précipite pour préciser la nature de sa pensée. J'ai sourit. Je me disais bien, aussi, que c'était accorder une nature grossière à Nat que de l'imaginer nourrir de telles pensées à mon égard. Et puis, jolie comme elle l'est, son tout premier amant a du passer la visiter sous les draps depuis très longtemps. Il n'y a donc aucune raison pour moi de m'imaginer que c'est ce qu'elle aurait pu vouloir dire. Mais sa réflexion me touche. Toujours souriant, j'avance ma main sur la table et y dépose la sienne, plongeant mon regard dans le sien.

-Il me fera grand plaisir d'être votre tout premier.

Et la voilà qui se remet à rougir de cette façon si adorable, si "nanitesque". Probablement qu'elle a du, à son tour, l'interpréter de manière douteuse. Puis elle se met à rire, de ce petit rire qui sonne nerveux, très nerveux, que j'entends une bonne dizaine de fois par jour. Relâchant sa main – je ne suis pas assez sot pour ne pas me souvenir qu'elle est mal à l'aise lorsqu'un homme affiche une trop grande proximité avec elle – je me réinstalle dans ma banquette. Maintenant que j'y pense … si elle rougit à la simple mention du mot "sexe" … je me demande si vraiment elle a pu avoir une première fois. Ou alors, peut-être une mauvaise expérience. Je maudis ces hommes imbéciles qui nous font une mauvaise réputation, soit de salauds, soit d'incompétents.

-Quand vous serez prête, je serai votre homme. Et puis, personnellement, je ne vois aucun inconvénient à vous reprendre sous mon aile pour votre prochain stage, ni même à vous engager dans mon département quand vous aurez terminé vos études. Vous êtes très compétente, Nathanielle.

Le visage de la jeune femme en face de moi semble littéralement s'illuminer. Vous êtes sérieux ? me demande-t-elle, enjouée. Bien sûr, que je le suis. De toute ma carrière, je n'ai jamais eu d'assistante ou de stagiaire aussi compétentes qu'elle, ou même lui arrivant à l'ombre du petit orteil. Elle est bonne, accomplit le travail rapidement, bien que sans empressement, et très bien, tout en remplissant avec soin et plaisir même la paperasse qui, à moi, me prend des heures, parce que je m'ennuie en les remplissant. Le travail de bureau est la seule partie de mon travail qui ne me plait pas. C'est malheureux. Et Nat, elle, semble connaître chaque cas, même ceux qu'elle n'a pas traités, et remplit ces maudits papiers mieux que moi, et mieux encore : avec le sourire, comme si le simple fait de se rapprocher de l'emploi de ses rêves lui suffisait.

-Mais bon … on n'est pas au boulot, on ne va pas se prendre la tête là-dessus aujourd'hui. Parlons d'autre chose, voulez-vous bien.

La serveuse revient, s'assure de ma commande et prend celle de Nathanielle. Nous discutons pendant quelques instants de choses et d'autres, puis de fil en aiguille, nous en venons à autre chose. Peut-être que le vin a aidé. Nous venons de terminer notre première bouteille … Quoi qu'il en soit … Voilà où nous en sommes.

-Y a-t-il un homme dans votre vie, Nat ?

Elle secoue la tête en rougissant et en trempant doucement ses lèvres dans sa coupe. Si elle rougit, c'est peut-être simplement à cause de l'alcool et de son effet chaleureux. Le vin n'est certes pas d'une excellente qualité : nous ne sommes pas dans un grand restaurant… mais ça ne m'empêche pas d'en demander une autre bouteille. Ce n'est pas tant que je désire conserver cet état de discussion chez ma partenaire : c'est plutôt que j'aime bien ce moment, et que je sais que je n'aurai pas le cœur de quitter ma table s'il reste du vin sur la table.

listening to Within Temptation - Our Farewell

-Je…euh….Non…Euh…Les ho-hommes…Je ne suis pas vrai-vraiment po-pulaire auprès des ho-hommes, que je réponds en souriant piteusement.

Afin de camoufler mon embarras quant à ma réponse, je plonge mon regard dans ma coupe, trempant mes lèvres dans ce liquide fort et épicé. J’ai peut-être trop bu de verres depuis tout à l’heure. Ma tête commence à s’envoler, mes membres à s’alourdir, mon subconscient m’arrive plus réellement à diagnostiquer la conversation sur tous ces angles. Ma mère serait déçue, voire carrément furieuse de me voir ainsi. Elle dirait que je suis une ivrogne de la pire espèce. Ma mère est dure. Elle a des opinions arrêtées sur tous les sujets et quand elle décide quelque chose, elle fonce. Comme ces derniers jours où elle se lasse de mon célibat et fouille parmi ses connaissances et amis à la recherche d’un jeune homme acceptable à me présenter. Et toutes ces rencontres ne fonctionnent pas. Soit je ne suis pas intéressée, il n’y a que Christian dans mes pensées, soit ils ne veulent pas d’une timide de mon type.

Je rougis encore un peu, honteuse de ma maladresse avec la gente masculine et de la déception que je cause à ma mère par mes refus. De l’autre côté de la table, Christian, si beau, si viril, si magnifique dans une chemise de soie noire, si séduisant avec son air piqué, si éblouissant, si merveilleux, se choque de ma réponse.

-Comment ? Vous n’avez pas un troupeau de jeunes soupirants à vos trousses ? s’insurge-t-il, incrédule.

Je ris un peu, mal à l’aise. Moi ? Un troupeau de jeunes soupirants à mes trousses ? D’un coup d’œil évasif dans la salle commune, je remarque qu’il y a plusieurs bels hommes, mais ceux-ci sont absorbés dans la contemplation d’une autre femme, beaucoup plus belle que moi. Ces femmes respirent l’assurance, la séduction, l’attraction. Moi, je dégage la timidité, la gêne, l’incertitude. Rien de stimulant pour un homme.

-Je…Non…Et celui que j’aime ne…sem-semble pas intéressé du to-tout.

Je me fige, la respiration bloquée par une forte angoisse. J’ai vraiment dit ça ? J’ai vraiment dit ça ? Ah non…ah non…Il va tout découvrir…Il va faire les liens, il va conclure que l’homme que j’aime follement c’est lui…Non…Il ne faut pas…Il ne faut pas qu’il…qu’il…Pourquoi me regarde-t-il avec un air compatissant ? Pourquoi me tapote-t-il la main avec réconfort. Je…Je…

-Je suis désolé pour vous. Vous avez dû souffrir lorsqu’il vous a répliqué que vos sentiments n’étaient réciproques.

Respire, inspire, respires, inspire. Je suis certaine qu’il le fait par exprès. Il ne peut pas être aussi stupide. Non, mais vraiment ! Les hommes sont-ils si…aveugles ? Faut-il leur dévoiler les plus simples révélations avec des lettres en néon ? Je soupire puis secoue la tête.

-Je…euh…Il ne le sait pas…Mais euh…Mais je ne suis…pas…euh…son genr-genre de fe-femme.

-Quoi ? Il ignore ? Allez donc le lui dire, vous serez peut-être surprise.

C’est à ce moment que la serveuse se décide d’interrompre la conversation pour nous remettre nos plats. Christian mange avec appétit, moi mon estomac noué m’empêche de me nourrir convenablement. «Allez donc le lui dire, vous serez peut-être surprise». Examinant mon interlocuteur à la dérobée, je m’interroge vraiment sur la réaction qu’il aurait s’il advenait à l’apprendre.